1.
Le Prédateur
Le Royaume de Béryl était situé dans les montagnes au sud d’Enkidiev, où les forêts se faisaient rares et dégarnies. On y bâtissait donc des maisons de pierre. D’ailleurs, les Bérylois ne coupaient jamais d’arbres et le bois nécessaire à la fabrication des meubles et au chauffage était plutôt importé du Royaume de Turquoise.
Le magicien Mori avait choisi de creuser le roc, au faîte du plus haut pic, pour y abriter ses manuscrits et ses potions. Personne ne gardait l’entrée de cette grotte, car le vieil homme n’avait pas d’ennemis.
L’étroit couloir, taillé à la rivelaine, s’ouvrait sur une caverne qui aurait pu être spacieuse si elle n’avait pas été encombrée d’une multitude d’étagères en granit. Les tablettes regorgeaient de grimoires, de rouleaux de parchemin, de petites bouteilles de toutes les couleurs, de creusets, de fragments de roches brillantes et d’objets plus difficilement identifiables. Au centre se dressait une table en chêne massif dont la surface avait été maintes fois abîmée par le déversement de certaines potions. En effet, les mains de Mori n’étaient plus aussi sûres depuis qu’il avait atteint l’âge vénérable de deux cent cinq ans.
Jadis, un grand nombre de mages conseillaient les rois et les reines d’Enkidiev. La plupart s’étaient éteints sans avoir trouvé d’apprentis pour poursuivre leur grande œuvre. Il n’en restait plus que deux sur le continent. Tout en consignant ses dernières observations dans l’énorme bouquin ouvert devant lui, Mori pensa à son confrère Elund qui transmettait sa science à Hawke. Dans ses nombreuses lettres, le magicien d’Emeraude ne cessait de vanter le talent de ce jeune Elfe.
— Qui aurait pensé qu’un jour le peuple des forêts accepterait de laisser l’un de ses enfants étudier sous la tutelle d’un humain, marmonna Mori en trempant sa plume dans l’encrier.
Il fallait posséder de grandes qualités et des aptitudes particulières pour devenir enchanteur. Que les Chevaliers triés sur le volet par Emeraude Ier fussent tous de puissants magiciens dépassait déjà l’entendement.
— Malheureusement, ils se servent de leurs pouvoirs pour faire la guerre, déplora le vieil homme qui avait pris l’habitude de parler tout seul.
Aucun de ces soldats ne pensait à s’isoler et à observer les astres nuit après nuit afin d’y déchiffrer les messages des dieux.
— Tous des louveteaux sans aucune patience…
Mori inscrivit la date en haut de la grande page de papyrus. La nuit précédente, il avait relevé des signes troublants entre l’étoile du Nord et la constellation du Bouclier. Dès qu’il aurait noté ses remarques, il écrirait une longue lettre à Élund pour l’en informer.
« Une étrange lueur est apparue à quelques degrés à peine d’Istanria, l’étoile des mises en garde, je l’ai contemplée jusqu’au matin, car elle se déplaçait lentement vers le Bouclier, Nous savons tous que ce secteur du ciel annonce des catastrophes. C’est d’ailleurs à cet endroit que nous avons vu passer l’étoile de feu il y a plusieurs années.
« J’étais sur le point de me retirer, mes vieux yeux ne pouvant plus rester ouverts, lorsque la masse gazeuse a pris la forme d’un crocodile. C’est un animal très ancien qui a disparu des rivières d’Enkidiev avant l’instauration des dynasties. Mais au dire de mon défunt maître, un certain nombre de ces bêtes carnivores se sont réfugiées dans la Forêt Interdite. Il existe très peu de références sur cette espèce de reptile dans les livres de symboles célestes, car il n’a pas été souvent observé dans le ciel. Sa dernière mention remonte à la deuxième dynastie, au moment de la grande famine, tandis que nos ancêtres étaient aux prises avec des hordes de dragons qui tentaient de les dévorer, faute de nourriture.
« J ai relu mes observations des derniers mois afin de voir si cet animal avait un lien avec la nouvelle invasion de l’Empereur Noir. Le déplacement de cette bête lumineuse en sens inverse de l’étoile funeste de Shola me laisse perplexe. Sa couleur blanche également. C’est comme si le danger provenait à la fois d’Irianeth et des mondes célestes. »
— Bravo ! le félicita une voix inconnue.
Saisi, Mori sursauta et renversa l’encrier qui éclaboussa la page qu’il venait de remplir. Il pivota sur son tabouret et aperçut un homme à l’entrée de la grotte. Les quelques chandelles disposées sur la table éclairaient à peine son visage. Le magicien ne le reconnut pas comme étant un habitant de Béryl. Ses traits étaient indéfinissables et ses yeux, froids comme la mort.
— Mais qui êtes-vous ? articula enfin Mori.
— Un mage qui ne sait pas reconnaître ses maîtres ? ricana le visiteur. Est-ce votre âge qui brouille votre vision ?
— Un Immortel… ici ?
Nomar s’avança lentement, sa longue tunique soulevant la fine couche de poussière sur le plancher de la caverne.
— Vous n’êtes pas le Magicien de Cristal…, constata Mori en fronçant ses sourcils broussailleux.
— Très juste.
— Pourquoi les dieux nous envoient-ils un autre de leurs serviteurs ? Est-il arrivé malheur à Abnar ?
— Disons qu’il n’est pas libre de se déplacer en ce moment.
— Pourquoi Parandar vous a-t-il demandé de visiter mon humble demeure ?
— Mais il ne m’a rien demandé de tel, mon pauvre homme. En fait, je ne suis même pas l’un de ses arrogants Immortels. Je leur suis en tous points supérieur, comme vous le constaterez bientôt.
— Je ne comprends pas ce que vous me dites.
Nomar marcha nonchalamment le long d’un rayon chargé d’opuscules en fixant le mage d’un regard brillant de cruauté.
— Je suis la dernière erreur de Parandar, expliqua-t-il finalement. Il y a fort longtemps, il m’a condamné pour l’éternité au gouffre sans fin.
— Vous êtes l’une des divinités déchues ! s’exclama Mori, effrayé d’apprendre que l’une d’elles avait échappé à son châtiment.
— Cessez de trembler, vieillard. J’ai éliminé tous les autres parias, parce que j’étais cent fois plus fort qu’eux.
— Mais que me voulez-vous ?
— Je me suis réfugié dans votre monde et j’ai appris à l’aimer malgré toutes ses tares. J’ai donc décidé de m’y établir afin de défier celui qui est responsable de mes souffrances.
— Parandar ? Mais il ne vous laissera jamais mettre ce plan à exécution ! l’avertit Mori.
— Il ne sait pas ce qui se passe dans ce merveilleux paradis qu’il a créé pour plaire à son épouse. J’irais jusqu’à dire qu’il s’en moque.
— C’est faux ! Il veille sur les humains depuis leur premier souffle. Les magiciens qui lui sont encore fidèles le mettront en garde.
— Pas s’ils ont tous été éliminés.
— La colère du ciel sera terrible lorsque les dieux apprendront cette trahison !
Mori tendit la main et son bâton de chêne noueux vola jusqu’à sa paume. Mais il n’eut pas le temps de s’en servir. Un éclair fulgurant s’échappa des doigts de Nomar, frappant le mage en pleine poitrine. Il étouffa un cri de douleur et s’effondra sur le sol.
Le dieu détrôné promena un regard tranquille sur tous les ouvrages que le vieil homme avait accumulés au fil des ans.
— Quel dommage, soupira-t-il.
D’un geste de la main, il enflamma les parchemins. Le feu se répandit rapidement aux grimoires et lécha les pots de verre qui éclatèrent un à un.
— Maintenant, il ne me reste qu’un seul magicien à détruire. Comme il habite le même château que le porteur de lumière, ce sera un magnifique coup double. Ensuite, je m’emparerai de la fille de l’empereur et j’écraserai le grand seigneur des insectes.
Nomar se dématérialisa tandis que les flammes dévoraient le travail de toute une vie.